«L'invention a pour objet un générateur étalon de tension continue ou de courant continu de réalisation particulièrement simple et peu couteux».
Roger Charbonnier résume là son mode de fonctionnement. Ces dispositifs originaux, déjà du temps de Rochar sont astucieux, simple et du point de vue de l'industrie peu couteux.
L'appareil habituel du laboratoire délivrant une tension continue de valeur connue, précise et stable, dite tension de référence, s'obtenait au moyen d'un diviseur de Kelvin Varley, dispositif très astucieux, nécessitant un grand nombre de résistance de haute précision qui devaient être stables dans le temps.
«Suivant l'invention, on réalise un générateur étalon du genre en question à l'aide d'une source de référence susceptible de délivrer une tension continue connue dite tension de référence et que l'on fait débiter en impulsions, de durée et de fréquence de récurrence réglables, dans un circuit constitué par un filtre passe-bas dont la fréquence de coupure est inférieure à la fréquence de récurrence desdites impulsions, de sorte que, à la sortie dudit filtre passe-bas, on recuille une tension continue dont la valeur est égale à la tension de référence multipliée par le rapport entre la durée des impulsions et la période de récurrence de celles-ci, ce qui permet, en faisant varier ladite durée, soit la dite période de récurrence, de régler la valeur de la tension disponible à la sortie du montage entre une valeur nulle et une valeur pratiquement égale à celle disponible aux bornes de la source de référence.»
Roger Charbonnier bouscule ici les conventions. Il ne s'agit plus d'améliorer un dispositif existant, mais bel et bien de proposer une méthode nouvelle. Et compte tenu de la nature de cette invention, il ne semble pas que cela soit une affaire d'électronicien à part entière, non, c'est une idée de la physique et Roger Charbonnier était avant tout un physicien. Il connaissait parfaitement la décomposition en série de Fourier d'un signal périodique, une notion enseignée dans toutes les écoles de Physique.
La notion de développement en série de Fourier n'est pas en soi très difficile à comprendre et à mettre en oeuvre. Pour l'électronicien, tout comme pour le physicien, il s'agit d'appliquer les notions existantes.
En effet, dans l'analyse mathématique on démontre que toute courbe représentant un processus périodique non harmonique peut être considéré comme le résultat de superposition d'un nombre infini de sinusoïdes de fréquences f, 2f , 3f, etc... Cette décomposition de processus périodiques mais non harmoniques en des processus purement harmoniques constitue le développement connu en série de Fourier. Et les conditions que doit remplir une fonction réprésentant un phénomène périodique pour pouvoir être développée en série de Fourier sont si étendues que pratiquement elles sont remplies pour toute fonction représentant un phénomène physique réel. A droite figure, courbe en gras, un exemple d'un tel processus, la condition étant qu'il se répète évidemment.
Roger Charbonnier avait une parfaite connaissance des ces notions vues en classe de mathématiques supérieures. Et lorsqu'il les intégra, il savait aussi qu'il allait s'en servir un jour. Cela lui parlait, il en avait une intuition profonde.
En résumé, sans la notion de développement en série de Fourier, il n'aurait pas été possible de concevoir cet instrument utilisant cette notion. Le développement en série de Fourier est donc fondamental puisque c'est lui qui explique qu'il existe un premier terme constant indépendant de toute fréquence. Et c'est ce terme qu'utilise Roger Charbonnier dans son brevet. Il fallait donc un minimum de mathématiques au créateur pour concevoir un étalon de tension fonctionnant sur ce principe. Pas de mathématiques, pas d'étalon de tension à découpage.
Revenons au brevet de Charbonnier. A la page 2, il est question de la description du fameux dispositif de Kelvin Varley. La description est intéressante et est faite avec beaucoup de détail comme il est coutume dans la rédaction d'un brevet. Il s'agit de décrire le prototype dont on parle pour l'infiniment ignorant, mais celui-ci est prié d'être infiniment rapide. Roger Charbonnier maîtrise le langage. Le diviseur en question a ceci de particulier qu'il doit être constitué, dans le cas qui nous occupe, de resistors dont la précision est de 0.01% pour la première branche puisque l'on désire une précision du dernier chiffre du coefficient de transmission exact à 10 pour 100. Les résistors de la dernière banche ont donc cette précision, celle de la branche juste avant ont une précision de 10 pour mille, celle avant une précision de 10 pour 10 000, et la dernière, la banche 2-3, une précision de 10 pour 100 000, soit 0.01%. Ce qui est une contrainte. Le diviseur de Kelvin Varley ici est un diviseur à 4 décades seulement. Au passage, on constate que chaque décade possède 11 resistors identiques excepté la dernière qui en comporte 10.
Pour la référence métrologique Fluke 720A, il s'agit d'un diviseur à sept décades. La quantité de resistors de précision est époustouflante. La précision des resistors également, et on comprend que chaque resistor soit monté sur des supports plat et fabriqué avec du fil de résistivité parfaitement connue entre autre contrainte.
Roger Charbonnier a eu en main plusieurs de ces diviseurs au laboratoire. Il avait été fasciné par cette réalisation mais était piqué au vif quant à sa complexité et il se demandait s'il n'était pas possible de faire plus simple. Il disait d'ailleurs souvent « - pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué?»
Et voici le dispositif proposé par le génie:
C'est une source de tension de référence 1, un inverseur 4 commandé par un générateur de créneaux 9, le tout connecté à un filtre passe-bas. Peut-on faire plus simple? La réalisation pratique est évidemment moins évidente que ce simple schéma pourrait le laisser penser. Mais enfin, cela fut fait avec le premier prototype, l'Adret 101A, puis l'Adret 102A qui connu un grand succès, suivi des mythiques Adret 104A et de sa version microprocessurisée rare et chère l'Adret 103A.
Laissons Roger Charbonnier résumer le fonctionnement de son dispositif:
«Dans ces conditions, la tension appliquée à l'entrée du filtre passe-bas a, en fonction du temps, la forme indiquée sur la figure 2. C'est une tension périodique de récurrence T qui, ainsi que le montre sa décomposition en série de Fourier, est équivalente à une tension continue à laquelle se superposent une tension alternative fondamentale de fréquence égale à l'inverse de la période de récurrence T et un certain nombre de tensions alternatives harmoniques de ladite fréquence fondamentale. Dans ces conditions, on voit que si le filtre passe-bas 6, a une fréquence de coupure inférieure à ladite fréquence fondamentale, la tension qui apparaître entre les bornes 7 et 8 sera une tension continue. Si V est la tension aux bornes de la source de référence 1, la tension Vs apparaissant entre les bornes 7 et 8 sera, compte tenu de la valeur du terme constant de la série de Fourier, égale à (V x t)/T. Il s'en suit qu'en faisant varier par exemple la durée t pendant laquelle l'interrupteur 4 sur la position travail on pourra faire varier la valeur de la tension Vs disponible entre les bornes 7 et 8. Lorsque t varie de la valeur 0 à la valeur T, la tension Vs varie de la valeur 0 à la valeur V»
Roger Charbonnier, dans ce brevet, connecte une tension continue stable et invariable dans le temps, rigoureusement précise, à une forme d'ondes variable dans le temps. Un processus périodique rigoureusement maîtrisé est à l'origine d'une tension continue rigoureusement stable. Ce n'est pas rien comme idée! Le diviseur de Kelvin Varley est statique dans le moindre de ses composants. Point de variation temporelle ici. Et comment pouvait-on avoir une idée pareille alors que le but était justement de générer une grandeur extrêment stable? Il y a là du génie dans l'air de toute évidence. Mais Roger Charbonnier connaissait Fourier bien évidemment... Il fallait faire le lien, que personne n'avait fait auparavant. Cette idée géniale est à la base de tout phénomène de découpage moderne, alimentations découpage, amplificateur classe D dit à découpage. On a tout simplement oublié qui était le premier à avoir eu cette idée.
Roger Charbonnier me fait penser à Louis de Broglie, un physicien français, dans la classe de génies lui aussi. Louis de Broglie avait eu des idées géniales à contrecourant de ce que l'on attendait à l'époque.
Quel est le mécanisme du génie de Roger Charbonnier dans l'élaboration de cette idée?
Roger Charbonnier avait d'abord en tête les résultats de Fourier, puis, en industriel, il les a appliqués à un processus et ça marche. En 1966, il est encore rue Alphonse Penaud à Paris dans le petit local d'Adret Electronique. Il réfléchit toute la journée. Il consulte les brevets existants. C'est un ingénieur brevet qui lui amène les dernières publications. Il a le sentiment qu'il tient quelque chose. Il en acquiert la certitude très vite. Et puis, un jour, il se réveille un matin en ayant tout le plan en tête de son futur instrument, le générateur étalon de tension Adret 101A. Il ne lui faut pas longtemps pour rédiger le brevet. Il sait avant même que ses techniciens terminent le prototype que celui-ci marchera du premier coup.
La tension de sortie de son dispositif initial ne pouvait pas dépasser la tension de référence V. Si V=11V, on aurait eu un instrument qui était limité dans ses tensions de sorties. Qu'à cela ne tienne! Roger Charbonnier propose en fig.4 une modification de son étalon de tension susceptible de fournir entre ses bornes de sortie une tension supérieure à la tension de référence. Charbonnier avait non seulement des idées originales, mais sa caractéristique était de les exploiter à fond. Il décortiquait toutes les possibilités. On peut le voir en particulier sur la page qui explique la synthèse de fréquence de l'Adret 201 .
Revenons au brevet de Charbonnier. La fig.5 montre le dispositif final avec la superposition de deux séries de pulses, avant l'entrée de l'amplificateur opérationnel 25, correspondants aux chiffres des unités et des dizaines, pour l'inverseur 14 et le resistor 24, et aux chiffres des centaines et des milliers pour l'inverseur 15 et le resistor 27, si celui-ci a une valeur égale à cent fois celle du resistor 24.
On a ici l'explication du fonctionnement des Adret 104A et 103A et de ses prédécesseurs. Le synoptique de fonctionnement de base des étalons de tensions et de courant est donc le schéma de la fig.5 du brevet.
Voyons le synoptique de l'Adret 103A. Cet étalon est la dernière version. Elle a connu un grand succès.
Synoptique Adret 103A:
Et voici le schéma de la référence de tension de cet étalon.
Référence de tension:
On voit sur le synoptique plus haut les circuits à base d'amplificateur opérationnel permettant la génération de courants programmables à partir de la référence de tension. C'est la mise en application de la fig.6 du brevet. Application qui n'a été effective qu'avec l'Adret 103A. Charbonnier n'est pas très explicite dans son brevet concernant la génération des courants. Mais il s'agit en réalité d'un circuit de Howland, un convertisseur tension-courant utilisant les propriétés des amplificateurs opérationnels.
La mise en oeuvre du circuit de Howland, ici le montage amélioré, «the improved Howland current pump» n'est pas chose aisée. Il y a une condition sur les résistors très restrictive qui, lorsqu'elle est satisfaite, permet au montage de générer un courant indépendant de la source. Deux calculs peuvent être faits afin de connaître la condition résistive, l'un pour le montage de base proposé par Howloand et l'autre pour le montage amélioré. Si le calcul pour le premier montage est relativement facile, celui pour le montage amélioré est une autre affaire. Et il est très difficile d'obtenir la condition résistive, condition que l'on trouve dans tous les livres et tous les articles utilisant ce type de montage. Or, il n'existe pas dans la littérature, le calcul complet démontrant la condition résistive étalée partout!
Le circuit de Howland n'a pas été breveté. Roger Charbonnier en avait connaissance bien sûr. Mais surtout, il se méfiait des résultats qu'il ne vérifiait pas par lui-même, surtout quand on ne trouvait pas les démonstrations des formules. Il les vérifiait alors, soit par le calcul, soit par les montages au laboratoire.
Concernant le circuit de Howland, il fut publié la première fois en janvier 1964 dans la revue américaine «Lightning Empiricist» Volume 12 Number1. C'est le montage fig 5A proposé p.3 de l'article suivant écrit par D. H. Sheingold
Dans le 103A, Roger Charbonnier utilise le montage amélioré de Howland, mais le modifie pour rendre plus aisé la condition résistive. Dans le même temps, il brouille les cartes avec le schéma donné dans la notice du 103A afin qu'on ne puisse pas s'y retrouver sans y consacrer un temps très important. Le schéma ne suffisant pas à lui-même, l'étalon est indispensable si l'on désire comprendre comment il a fait!
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